J.-P. Dorand: La politique fribourgeoise au 20e siècle

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Titel
La politique fribourgeoise au 20e siècle.


Autor(en)
Dorand, Jean-Pierre
Erschienen
Lausanne 2017: Presses polytechniques et universitaires romandes
Anzahl Seiten
128 S.
von
Georges Andrey

Disons-le d’emblée: le précis que l’historien fribourgeois Jean-Pierre Dorand, docteur ès lettres, a publié récemment est davantage qu’un livre neuf, c’est une révélation, même pour les vingtièmistes. D’où son succès. Voilà, dans un langage sans fard et un style dépouillé, une vue d’ensemble d’où se dégagent nettement, sur le mode classique de la narration chronologique, les grandes lignes de l’évolution spectaculaire d’un canton «bilingue, catholique et isolé» (p. 7), pour reprendre les trois qualificatifs par lesquels l’auteur, dans sa brève introduction, désigne l’État de Fribourg, entré dans la Confédération dès 1481, donc bien avant les autres cantons romands, mais qui a «raté» – c’est son mot – sa révolution industrielle du début du XIXe siècle et dont la participation au Sonderbund (1845–1847) s’est soldée par une catastrophe, alors qu’il était resté sagement neutre dans les quatre guerres de religion de l’Ancien régime. Ce double faux-pas, Fribourg aura besoin de tout le XXe siècle pour le réparer. Il est des erreurs qui, dans l’histoire des peuples, se paient cash.

Avant de poursuivre, ouvrons une parenthèse pour préciser que, dans le trinôme cidessus – linguistique, confessionnel et géopolitique –, le bilinguisme a toujours été un atout pour Fribourg, citadelle fondée au XIIe siècle par la puissante dynastie souabe des Zaehringen, mais où le parler franco-provençal a résisté à la forte poussée de l’alémanique. Autre résistance victorieuse, le catholicisme d’origine s’y est maintenu à la Réforme, boudée par un canton étroitement lié à la France monarchique à la faveur du service capitulé, aussi lucratif qu’honorifique pour la classe dirigeante. Quant à l’isolement, troisième composante de l’identité fribourgeoise de jadis, il tient précisément au fait que les voisins immédiats, bernois, neuchâtelois et vaudois, ont, eux, embrassé la nouvelle foi. Ce faisant, pour conjurer toute menace potentielle, la soudure franco-fribourgeoise s’est renforcée au fil du temps, sans effacer pour autant, chez le peuple et ses dirigeants, les traces d’une mentalité obsidionale, celle de l’assiégé.

On ne change pas de mentalité aussi aisément que d’institutions. Comme le montre Dorand, c’est à la faveur d’un long XXe siècle (1881–2011) que le canton «passe de l’isolement à l’ouverture» (p. 123). À cet égard, le facteur religieux joue paradoxalement un rôle: ne faut-il pas le concile Vatican II (1962–1965), vécu comme révolutionnaire par les catholiques traditionnels, pour «secouer» le conservatisme ambiant? En 1951 encore, le programme du grand vieux parti conservateur affirmait, sur un ton plus théocratique que démocratique, que «Dieu est la source de l’autorité de l’État auquel le citoyen doit obéir» (p. 73). Il faut attendre 1970 pour qu’il se convertisse en «parti démocratechrétien», appellation actuelle qui, on le voit, ne rompt pas le lien entre politique et religion, alors que la sécularisation de la société suisse n’a jamais été aussi avancée. Cet entêtement est d’autant plus surprenant quand on constate avec Dorand la netteté avec laquelle, depuis longtemps, le respecté cardinal Journet (1891–1975) dénonçait, en théologien courageux, ces chrétiens fourvoyés dans des partis qui «prétendent servir Dieu alors qu’ils se servent de lui» (p. 100, citation).

On le voit, Dorand n’oublie pas le contexte dans lequel se déroule «la politique fribourgeoise au XXe siècle», titre de son étude. De fait, il faut entendre cette politique au sens large du terme. L’opuscule, avec une rare concision, réussit à englober non seulement la religion, mais aussi l’économie et les finances, le substrat démographique, les aménagements et équipements en tout genre, sans oublier l’école, la presse et le rôle de certains intellectuels, en tête desquels Gonzague de Reynold, longtemps oracle du régime. Mais il est vrai que, par conformité au titre, le tout est subsumé au primat de la politique, choix qui heurte fatalement la fameuse école historiographique privilégiant les infrastructures, en conséquence de quoi la politique, en tant que superstructure, n’est plus que la résultante de ces dernières, bases de la société. Adieu l’École des Annales!

Le primat de la politique – qui gouverne? – veut naturellement que les rapports de force partisans, les régimes qu’ils génèrent et les leaders qui les incarnent occupent chez Dorand une place de choix. Tableaux chiffrés et bien conçus synthétisent une évolution allant de la «république chrétienne», dominée par la puissante personnalité de Georges Python, conseiller d’État de 1886 à sa mort en 1927, à la démocratie pluraliste d’aujourd’hui, quelques jalons – 1946, 1966, 1981 – scandant les phases du recul, lent mais inexorable, d’un régime qui se voulait spécifique du Pays de Fribourg, protégé de Dieu et de l’Église.

Pour mesurer la distance idéologique parcourue entre le début et la fin du XXe siècle fribourgeois, rien de mieux que de consulter La Liberté, quotidien fondé en 1871, lors du concile Vatican I, et organe encore quasi officiel du gouvernement peu avant le concile Vatican II. Dorand qui a épluché le principal organe d’opinion du canton y a dégoté la perle que voici, datant de 1922: «Le libéralisme est un poison lent, le radicalisme un poison violent, le socialisme un poison foudroyant.» (p. 30). À constater la vitalité actuelle de ces trois idéologies, il faut croire que Fribourg n’en est pas mort, mais qu’au contraire leur prétendu poison s’est transformé en agent actif de la vie politique, au point de donner à la Confédération (2012) un conseiller fédéral… socialiste!

Cet impressionnant rattrapage d’ordre politique va de pair avec le rattrapage
économique. Ce dernier se fait en deux temps. Le premier a pour père Georges Python et consiste en la modernisation de l’agriculture, la promotion de l’industrie agro-alimentaire (condenseries, chocolateries), de l’hydroélectricité (barrages) et le développement de la formation professionnelle (technicum, 1896). En 1914, le jeune peintre allemand August Macke, en séjour à Fribourg, illustre ce pas en avant par une immense grue de chantier dont la hauteur, tel un défi, dépasse celle de la tour de la cathédrale. À bon escient, Dorand et son éditeur en ont fait la page de couverture du livre.

Second temps, trois décennies plus tard. À la faveur de la haute conjoncture des «Trente Glorieuses», quelques ténors lucides du grand vieux parti (Quartenoud, Torche, Dreyer) réussissent à convaincre leurs amis d’abandonner enfin le dogme du primat de l’agriculture – celle du régime patricien d’Ancien régime, d’inspiration physiocratique – et d’adopter un «plan d’industrialisation du canton» (p. 87). On est en 1952. Le secteur primaire qui mobilisait encore plus du tiers de la main-d’oeuvre active en 1950 n’en occupe plus que 13% en 1980 et 6% en l’an 2000. À cette dernière date, le secteur tertiaire domine l’économie cantonale avec 55% de la main-d’oeuvre. Voilà l’économie cantonale enfin modernisée! Simultanément, la population fribourgeoise, qui comptait moins de 160‘000 habitants en 1950, a dépassé le cap des 300‘000 en 2014. Un solde migratoire désormais positif a tari la saignée démographique de naguère, conséquence de l’incapacité séculaire du canton à nourrir sa population.

Le travail de Dorand ne se contente pas de rassembler, à l’usage du grand public cultivé, les données essentielles à l’intelligence du canton de Fribourg au siècle dernier; il livre aussi nombre d’informations inédites qui contribuent sans doute à son succès. En voici deux exemples. Fruit du dépouillement de fonds des Archives fédérales sur les professeurs nazis à Fribourg de 1939 à 1945, ainsi que de l’exploitation de l’ouvrage de Luc van Dongen, Un purgatoire très discret (2008), une liste de personnages dûment identifiés est dressée qui fait du très catholique Fribourg un refuge de criminels de guerre. Second exemple: la déliquescence après-guerre du grand vieux parti, théâtre d’une guerre de clans, de féroces rivalités intestines et de scandales à répétition, cause de plusieurs suicides (p. 90–93). Il n’en faut pas tant pour discréditer un parti usé par le pouvoir et prisonnier du passé, mais qui, néanmoins, garde assez d’énergie pour se réformer et s’ouvrir à la démocratie moderne et au partage raisonné du pouvoir. C’est que la «formule magique», modèle de concordance adopté en 1959 pour la répartition des sept sièges du Conseil fédéral, permet à Fribourg d’y placer Jean Bourgknecht, aussi honnête que capable.

Ajoutons à cela que l’opuscule doranien – c’est son charme! – est truffé de détails croustillants qu’il est rare de trouver dans l’historiographie traditionnelle, qui plus est dans une collection aussi savante que Le savoir suisse. Le lecteur est servi: il en déniche sous tous les régimes, y compris sous la république dite chrétienne, entachée des escroqueries de Bossy, le Vessaz fribourgeois (p. 10). Il n’y manque – osons l’audace! – que quelques coucheries, ivrogneries et autres roueries pour compléter le tableau et faire de cet ouvrage ô combien sérieux sinon austère un recueil d’anecdotes piquantes, étant entendu que l’anecdote, c’est le sel de l’Histoire. L’auteur, premier surpris de son succès, envisage de le développer dans une version plus ample.

Zitierweise:
Georges Andrey: Rezension zu: Jean-Pierre Dorand, La politique fribourgeoise au 20e siècle, Lausanne: PPUR, 2017. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 2, 2018, S. 398-401.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 2, 2018, S. 398-401.

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